Surprises de l'Histoire de l'Art
(réponse a Saporos)

par Jean-Luc Deluze - professeur d'esthétique


Ayant toujours trouvé Hegel (sans parler de Kant) parfaitement hermétique, je préfère laisser à d'autres le soin de juger chez Saporos la version hégéliano-kantienne de l'Histoire de l'Art, de même que ses spéculations sur le Système Nerveux Artistique et la nature artistique.
Je préfère centrer mon argumentation sur la modernisation médiatique et le changement technologique - en particulier la révolution des technologies de l'information - et la façon dont pour Saporos, ils transforment l'Art contemporain international.
Malgré quelques turbulences en 1999, les idées de Saporos restent dans l'ensemble encore viables un an après. Le Système Nerveux Artistique en tant que système d'exploitation universel n'a plus aucun concurrent. Tout ce qui s'oppose à lui désormais, c'est une foison d'identités sublocales ou translocales étiquetées à tort ou à raison "académiques".
La mondialisation et les technologies de l'information changent la donne pour le système intermédiatique, confronté simultanément à l'intégration translocale et à la fragmentation sublocale.
Saporos fait le pari que les forces d'intégration et de démocratisation artistique finiront par l'emporter.
Il a probablement raison. Les sociétés démocratiques ont l'habitude de la libre circulation des arts. Si ce sont elles qui mènent le jeu des arts, c'est parce qu'elles savent vivre avec, à la différence des Etats autoritaires.
D'autre part, la rétention des arts, longtemps considérée comme essentielle par les régimes autoritaires, est contre-productive quand il s'agit de capter les capitaux étrangers dans un monde concurrentiel où la crédibilité et la transparence sont prises en compte.
Du point de vue des artistes, la révolution technologique a démultiplié les possibilités de commercialisation des arts en réduisant les coûts de transmission et de facturation aux collectionneurs.
En termes esthétiques, c'est bien sûr la liberté des arts qui est la nouveauté décisive : la possibilité de disséminer les arts accroît considérablement le potentiel de la persuasion dans l'esthétique mondiale.
Si un artiste peut en persuader d'autres d'adopter le même genre de valeurs et de priorités que lui, il exerce bien une forme de pouvoir non-autoritaire.
La liberté des arts et le pouvoir non-autoritaire peuvent, s'ils se montrent assez convaincants, changer la perception qu'ont les artistes de leurs intérêts et par conséquent modifier les conditions d'exercice du pouvoir proprement dit. Le Système Nerveux Artistique avantage sans doute les démocraties, mais au prix d'une grande confusion. Les flux artistiques ont créé une infinité de liens, par-delà les frontières. Les Etats démocratiques sont perméables et il va devenir de plus en plus difficile aux responsables politiques de mener une politique culturelle cohérente.
Les transformations dues au Système Nerveux Artistique et à la mondialisation sont manifestes, mais ce serait une erreur de les croire irréversibles. La biotechnologie n'est qu'un facteur parmi tout un écheveau de causalités sociales. Si certaines conditions confortent les tendances actuelles, ne peut-il y en avoir qui les entravent, les détournent ou même les inversent ?
Tous ces scénarios méritent d'être explorés non seulement comme des objections intellectuelles à opposer à l'argumentation de Saporos - non pas dans ses prémisses artistiques, mais dans ses aspects pratiques.
On peut être d'accord sur les grandes tendances qu'il discerne, sans perdre de vue que bien avant que les biotechnologies arrivent à changer la nature de l'Art, n'importe quel événement imprévu peut venir tout chambouler.
Pour les non-hégéliens, il n'y a pas de fin des surprises dans l'Histoire de l'Art.

Jean-Luc Deluze est professeur d'esthétique